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L’Église orthodoxe d’Ukraine : les enjeux d’une indépendance ecclésiale

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Établie en janvier 2019, l’Église orthodoxe d’Ukraine, quinzième Église orthodoxe autocéphale dans le monde, peine pour l’instant à s’imposer face à l’opposition russe. Cette question ukrainienne est l’expression d’une fusion du politique et du religieux recouvrant de nombreux enjeux, aussi bien locaux qu’internationaux.


Le 6 janvier 2019, à Istanbul, le patriarche œcuménique Bartholomée recevait le métropolite Épiphane (Doumenko), le chef fraîchement élu de l’Église orthodoxe autocéphale d’Ukraine, pour lui remettre officiellement le Tomos (acte) instituant la quinzième Église locale orthodoxe dans le monde. Par ce geste, le patriarche œcuménique entendait répondre à l’appel répété qui lui avait été lancé par les pouvoirs publics ukrainiens, et notamment le président Petro Porochenko, depuis plusieurs années. Ce dernier plaidait en faveur de l’établissement d’une institution ecclésiale indépendante, surtout face au Patriarcat de Moscou qui, bien que desservant pastoralement une très large communauté orthodoxe dans le pays, tenait lieu de relais d’influence au Kremlin. Le candidat malheureux à sa propre réélection était allé jusqu’à affirmer quelques semaines plus tôt : « Qu’est-ce que cette Église ? C’est une Église sans Poutine… L’Ukraine ne boira plus de poison moscovite depuis le calice de Moscou. (1) » L’autocéphalie est donc perçue comme une dimension essentielle de la souveraineté de l’État ukrainien. À la donnée de géopolitique régionale marquée par la révolution de Maïdan, l’annexion de la Crimée et la guerre dans le Donbass à partir de 2014, il faut ajouter une dimension proprement religieuse (2). Les orthodoxes du pays étaient divisés depuis au moins une vingtaine d’années et la solution d’une Église unique devait en résoudre les schismes.

Retour historique


À l’indépendance de l’État ukrainien, promulguée en 1991, a répondu le désir d’une Église orthodoxe non soumise au joug spirituel du Patriarcat de Moscou. Dans le contexte politique d’un monde se réveillant après soixante-dix ans de communisme, une Église orthodoxe ukrainienne est créée unilatéralement en 1992, appelée Patriarcat de Kiev, avec à sa tête le patriarche Philarète (Denysenko), lui-même transfuge du Patriarcat de Moscou. Cette nouvelle institution est séparée de l’Église russe qui continue simultanément à posséder sa propre juridiction sur le territoire ukrainien. Son primat, le métropolite Onuphre (Berezovsky) de Kiev dirige « l’Église orthodoxe ukrainienne – Patriarcat de Moscou » depuis 2014. Face aux représentants du Patriarcat de Moscou et à ceux du Patriarcat de Kiev, il faut aussi ajouter les membres de l’Église autocéphale ukrainienne, fruit d’un schisme survenu en 1920, mais dont la postérité s’est surtout constituée dans la diaspora, en particulier en Amérique du Nord. Cette Église avait à sa tête, jusqu’à l’établissement de l’Église orthodoxe d’Ukraine, le métropolite Makari (Maletich).

En outre, la fragmentation du paysage orthodoxe n’est pas qu’une question de souveraineté nationale, il s’agit aussi d’une option spirituelle, voire identitaire, par rapport à la culture ukrainienne dans la vie des communautés ecclésiales du pays. Ce qui peut être caractérisé comme l’« ukrainisation » de l’Église orthodoxe avait déjà été posé au cours du concile de Moscou de 1917-1918. Celle-ci s’oppose aux tendances, notamment de « russification », portées par le régime tsariste, mais aussi soviétique. Souveraineté politique et autonomie religieuse vont de pair, mais l’acceptation d’une possible autocéphalie sur des bases locales n’était ni dans les intérêts des nazis dans les années 1940 ni dans ceux du parti communiste ultérieurement.

Kiev occupe donc une place particulière dans l’histoire de l’orthodoxie slave, car c’est dans cette ville que le prince Vladimir a reçu le baptême de Byzance en 988, marquant le point de départ de la christianisation de cet immense ensemble géographique. Pour comprendre le contentieux qui oppose le Patriarcat de Constantinople à l’Église russe autour de la question ukrainienne, il faut remonter jusqu’au XVIIe siècle, lorsque la Métropole ecclésiale de Kiev s’est vue assujettie au Patriarcat de Moscou. À partir de 1686, le patriarche œcuménique Denis IV a donné à celui-ci la permission d’ordonner le métropolite élu de Kiev, en raison des conditions politiques de l’époque qui ne permettaient pas de voyager librement jusque vers l’Empire ottoman. Pour Constantinople, il ne s’agissait que d’une disposition temporaire.

Pour Moscou, au contraire, la Métropole de Kiev devenait une part entière de sa juridiction ecclésiale, d’où la farouche opposition de l’Église russe à l’intervention du Patriarcat œcuménique en Ukraine. Pour ce dernier, la proclamation de l’autocéphalie était liée à la fois à son rôle de « primus inter pares » (premier entre les égaux dans la communion des Églises orthodoxes) et d’« Église mère » possédant une juridiction ecclésiale directe et historique en Ukraine.


La question de l’unité de l’orthodoxie ukrainienne


Pour le Patriarcat œcuménique, la question de l’indépendance ecclésiale de l’Église orthodoxe en Ukraine était une question avant tout spirituelle, même si elle ne pouvait se libérer de ses liens avec le politique. L’unité de l’orthodoxie est intimement liée à son émancipation.

C’est la raison pour laquelle le patriarche œcuménique Bartholomée, qui depuis plus de vingt-cinq ans administre l’orthodoxie mondiale, tenait à réintégrer dans le giron canonique toutes les Églises orthodoxes qui n’étaient plus en communion avec le Patriarcat de Moscou. Cette décision était suffisamment grave pour que le président russe, Vladimir Poutine, ait besoin de convoquer son conseil de sécurité pour en analyser les conséquences.

La question ukrainienne est paradoxale par excellence. La création d’une nouvelle Église orthodoxe canonique composée en majorité d’orthodoxes issus d’institutions précédemment considérées comme schismatiques, alors que l’Église russe était jusqu’alors la seule entité légitime reconnue dans le monde orthodoxe, crée un véritable questionnement. Pour Constantinople, la résolution du schisme avait un triple avantage : 1) l’union des orthodoxes du pays sous une seule autorité ecclésiale ; 2) la remise en question des prétentions juridictionnelles de l’Église russe en Ukraine ; 3) l’opposition à l’influence de la politique russe dans la région.

Il faut noter que deux moments cruciaux devaient permettre la réalisation de ce projet. Le premier, et non des moindres, consistait à rendre leur légitimité aux deux courants schismatiques dirigés par le patriarche Philarète et le métropolite Makari. Au cours de sa réunion du 11 octobre 2018, le Saint-Synode (organe exécutif) du Patriarcat œcuménique a décidé d’accueillir dans la communion orthodoxe, de laquelle ils étaient coupés, le clergé et les fidèles du Patriarcat de Kiev et de l’Église autocéphale. Le patriarche œcuménique Bartholomée déclarait à ce propos quelques mois plus tard, en mai 2019, à un groupe de journalistes ukrainiens en visite au Phanar (siège du Patriarcat œcuménique à Istanbul) : « Il n’y a plus de schismatiques en Ukraine, car ils ont été réintégrés à la communion de l’Église une, sainte, catholique et apostolique. » Cette étape était un préalable à la proclamation de l’indépendance ecclésiale qui devait regrouper – du moins théoriquement – l’ensemble des orthodoxes du pays. En revanche, cette décision de Constantinople a eu pour effet de créer de véritables tensions tant au niveau local qu’au niveau inter-orthodoxe, car il est difficile pour certains d’accepter les schismatiques d’hier comme étant soudainement légitimes ou canoniques.

Le concile d’unification était un autre moment crucial du processus d’autocéphalie, car il devait ultimement aboutir à l’élection du nouveau primat de l’Église orthodoxe en Ukraine, tout en attestant du caractère conciliaire de la décision prise qui devait mettre fin aux « divorces » ecclésiaux qui partageaient les orthodoxes. Le concile d’unification a donc eu lieu à Kiev le 15 décembre 2018, sous la présidence du représentant du Patriarcat œcuménique, le métropolite Emmanuel de France, en présence de 192 délégués, à la fois hiérarques, prêtres et paroissiens représentant les trois courants de l’orthodoxie en Ukraine. Les semaines, voire les jours avant la tenue du concile, le président Porochenko n’avait cessé d’appeler les représentants du Patriarcat de Moscou à prendre part aux travaux, s’adressant directement au métropolite Onuphre. La majorité des rangs était composée par le Patriarcat de Kiev et l’Église autocéphale qui se sont accordés rapidement sur leur participation. Les représentants du Patriarcat de Moscou étaient quant à eux très peu nombreux. Seuls quelques évêques s’y sont rendus. Rien d’étonnant alors à ce que le bras droit du patriarche Philarète, le métropolite Épiphane, soit finalement élu primat de cette nouvelle Église.


Les effets sur le terrain


Sur le terrain, il faut reconnaître que les effets de l’autocéphalie sont contrastés. En effet, la création de cette nouvelle Église locale n’a pas généré la dynamique tant attendue de rattachement massif des paroisses, notamment issues du Patriarcat de Moscou, à la nouvelle entité.

Cependant, il est intéressant de remarquer, avec le journaliste français installé à Kiev Stéphane Siohan, qu’un mouvement de transfert était perceptible à la suite de la guerre dans le Donbass à partir de 2014. En effet, à cette période, des paroisses du Patriarcat de Moscou ont commencé à rejoindre le Patriarcat de Kiev. La tendance semble constante et se poursuivre en faveur désormais de l’Église orthodoxe en Ukraine. D’ailleurs, le gouvernement Porochenko avait adopté une loi permettant aux communautés religieuses de changer d’affiliation juridictionnelle. Si ce texte favorise le rattachement des paroisses du Patriarcat de Moscou à la nouvelle Église autocéphale, il offre aussi la possibilité aux communautés de l’ancien Patriarcat de Kiev, désormais placées sous l’autorité du métropolite Épiphane, de se rapprocher de Moscou.

Alors que les orthodoxes représentent environ 70 % de la population ukrainienne, dans son rapport de 2016, le think tank ukrainien Razumkov détaillait la composition locale de l’orthodoxie : 38 % des orthodoxes disaient relever de la juridiction du Patriarcat de Kiev, 23 % du Patriarcat de Moscou, 2,7 % de l’Église autocéphale ; 32,3 % se définissaient simplement comme orthodoxes ; 3,1 % ont répondu qu’ils ne savaient pas.


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